À l'occasion de l'Assemblée générale de la Conférence des bâtonniers tenue à Lille le 1er décembre dernier, la présidente Christiane Féral-Schuhl a prononcé un discours sur le projet de loi justice.
Seul le prononcé fait foi
« Monsieur le Président de la Conférence des bâtonniers,
Cher Jérôme Gavaudan,
Monsieur le Président de la région Hauts-de-France,
Monsieur le bâtonnier de Lille, cher Stéphane Dhonte
Mesdames et Messieurs les bâtonniers et anciens bâtonniers,
Chers Confrères,
Chers amis,
Je vais aller à l’essentiel : le projet de loi justice. Encore et toujours.
Je vais vous parler du présent difficile
Puis de l’avenir que nous devons construire ensemble
Et donc des états généraux de l’avenir de la profession
Je vais être claire :
Ce que nous devions obtenir, nous l’avons obtenu.
Pour le reste, nous sommes dans l’impasse.
Rien de surprenant.
Vous avez reçu notre mot d’ordre de manifestation pour le 12 décembre.
Nous avons prévenu, mercredi soir, à la Garde des Sceaux que les derniers amendements provoqueraient un nouveau mouvement de mobilisation.
Depuis que nous avons lancé, de concert avec la Conférence des bâtonniers ce mot d’ordre, il y a une très grande sensibilité à la Chancellerie.
Je ne veux pas dire que nous allons obtenir ce que nous voulons, je dis que les lignes pourraient être en train de bouger. Jusqu’où ? C’est une question à laquelle, à l’instant où je vous parle, je n’ai pas de réponse. Et c’est là toute la difficulté.
En l’état, nous sommes sur une ligne dure.
Sur l’extension du nombre de régions de 2 à 5, la ministre nous renvoie aux députés
Sur la notification des droits du gardé à vue, elle nous renvoie aux syndicats de policiers
Sur la réforme par ordonnance de la justice des mineurs, la ministre nous renvoie à la concertation.
Sur ces 3 sujets,
Si notre ministre veut revenir sur ces dispositions, elle le peut. Qu’elle le fasse.
C’est ce que nous allons tous lui dire en manifestant.
C’est ce que vous allez dire au gouvernement en saisissant les élus locaux et je salue la présence parmi vous ce matin du président de la région Hauts-de-France.
Monsieur Xavier Bertrand, votre intervention remarquée et relayée sur la nécessité de préserver une justice de proximité, une justice accessible pour tous, est un signal essentiel.
Je sais qu’il en appellera d’autres. Je sais que nous pouvons compter sur vous pour porter ce message, qui n’est pas un message partisan, mais un message d’intérêt général.
Oui nous portons nous, avec vous, l’intérêt général à bouts de bras. Nous attendons le même effort du gouvernement.
Nous allons donc tous nous mobiliser le 12 décembre prochain devant les préfectures.
Pourquoi devant les préfectures ? Parce qu’il faut sortir des palais de justice. Notre cause est nationale. Nous devons interpeller l’État dans sa globalité.
J’entends aussi : “et pourquoi pas de grande manifestation à Paris” ?
Je réponds, à ce stade : Parce que l’attention du gouvernement est actuellement braquée sur ce qui se passe dans les territoires.
Parce ce que la réforme de la justice qu’on nous propose pose une question majeure d’aménagement du territoire et d’égalité entre les territoires et donc entre tous les français.
Il faut capitaliser sur la pression maximale qui est ici, pas à Paris.
À Paris on va nous compter et nous ne serons jamais assez.
Ici, partout en France, nous allons multiplier les points de pression et les relais auprès des élus locaux.
Le gouvernement doit entendre la colère qui gronde ici à Lille, comme à Arras, comme à Compiègne, comme à Grasse...
Certains esprits chagrins nous décrivent parfois, nous et notre mouvement, comme des représentants de l’ancien monde, incapables de sortir de leur zone de confort : une photo sur les marches de leurs palais, un défilé tous les trois ans en robe sur les boulevards parisiens.
Montrons-leur que nous sommes agiles, montrons-leur que, même dans nos modes d’expression, nous sommes au rendez-vous !
Les députés de la majorité sont hypersensibles aux réseaux sociaux, nous sommes hyper présents sur les réseaux. Des centaines d’avocats ont repris les modèles d’interpellation sur twitter. Continuons, amplifions.
Voilà pour notre mobilisation
Je veux revenir une fois encore sur la méthode que nous avons suivi quant au projet de loi justice.
Nous n’avons été ni dupes, ni irresponsables.
Nous avons tenu notre route, notre rôle, nos objectifs.
Nous avons été opportunistes quand il le fallait.
Nous avons été aussi en opposition frontale chaque fois que le gouvernement passait la ligne rouge. Enfin - et c’est le principal - nous sommes restés unis.
Ce projet de loi est porté par un gouvernement qui dispose d’une majorité écrasante à l’Assemblée.
Il n’avait pas besoin de négocier quoi que ce soit. Il exerce son pouvoir dans la plénitude.
Nous avons donc eu raison de manifester pour forcer le gouvernement à ouvrir une vraie négociation.
Nous avons donc eu raison de négocier à la Chancellerie quand nous le pouvions.
Car nous n’aurions rien fait bouger au Parlement.
Un seul chiffre : 3850 amendements déposés. 6 amendements seulement de l’opposition retenus !
Je dis cela à tous les donneurs de leçons de tous bords qui nous expliquent qu’il suffisait de convaincre les parlementaires !
J’entends ceux qui disent : il ne fallait pas négocier avec la ministre.
Mais où avons-nous obtenu le retrait de la réforme des saisies immobilières ?
Où avons-nous réintroduit l’avocat dans la phase préalable aux procédures civiles ?
Où avons-nous repris entièrement la réforme prévue pour le divorce ?
Au ministère.
Où avons-nous encadré les legaltech ?
Au ministère.
Oui, je n’ai aucun regret car nous avons obtenu de belles avancées et cela, dans l’intérêt de la profession.
Ce qui est acquis est acquis pour tous.
Le reste est à conquérir.
Et nous savons que nous ne gagnerons pas tous les combats.
Nous sommes lucides.
Je le répète, si nous avions adopté une attitude d’opposition fermée, le texte serait encore celui du 9 mars.
Nous sommes unis.
On me dit “d’accord, mais unis pour quoi faire ?”
Nous avons toujours de bonnes raisons d’être déçus, de nous plaindre ou de regretter les erreurs des uns ou des autres, parfois publiquement, mais je vous pose la question : sur le projet de loi justice, où en serions-nous aujourd’hui si la profession n’avait pas présenté un front uni ?
Nous serions atomisés, divisés. Notre périmètre aurait été pulvérisé par nos concurrents. La déjudiciarisation imposée par le gouvernement aurait bénéficié aux autres professions réglementées et aux start-ups du droit au détriment de nos cabinets.
Je dois ici rendre hommage au Président de la Conférence des bâtonniers avec qui nous travaillons au millimètre. Tout comme avec le bâtonnier de Paris, et les syndicats.
Les temps ne sont pas faciles. Nous enregistrons des avancées puis des défaites. Mais nous restons solides.
Ce n’est jamais suffisant car les inquiétudes des avocats sont immenses et elles ne limitent pas à ce projet de loi mais procèdent d’une accumulation de frustrations, d’occasion manquées, de mépris ou d’indifférence parfois des gouvernements successifs qui ont empilé des réformes.
Vous avez raison d’être en colère.
Mais tournons notre colère vers les bons interlocuteurs.
Ne cédons pas à l’inclination trop facile vers nos querelles intestines.
Tous vos représentants ont pris leur part.
Tous ont travaillé avec beaucoup de conscience et de sang-froid.
Dîtes-vous bien qu’aujourd’hui, une ancienne et une actuelle bâtonnière de Paris sont en soutien du Président de la Conférence des bâtonniers, à la Chancellerie, pour défendre vos territoires, vos barreaux. Qui l’eût cru ?
Oui, quand on y pense, quelque chose a changé. Votre cause est celle de tous les avocats de France et de toutes les composantes de la profession. Je vous l’ai dit au premier jour de mon mandat. Je vous le redis ici. Et entre-temps je ne me suis pas dédite.
Je sais aussi que lorsque je vous parle de l’article 3 et de l’encadrement des legaltechs je ne réponds pas aux inquiétudes quotidiennes des avocats.
Mais il faut le dire : nous avons obtenu dans la loi d’exclure le recours exclusif aux algorithmes sur les plateformes numériques. En cela nous venons de protéger les générations futures des avocats.
Souvenez-vous le 11 avril de ces slogans : “nous ne voulons pas d’une justice rendue par des robots”. Nous avons gagné sur ce terrain-là : le robot sera toujours accompagné d’un avocat. Les legaltechs vont devoir reprendre tout leur modèle économique et nous, avocats, nous allons prendre toute notre place dans l’évolution numérique inéluctable de la justice.
Oui c’est difficile. Il faut protéger notre présent et garantir notre avenir.
J’entends les avocats s’étonner : occupez-vous du projet de loi justice plutôt que de nous consulter sur les états généraux de la profession.
J’entends lorsqu’on me dit : que faîtes-vous avec 100 avocats (qui ont payé leur part) au Japon quand il y a le feu au barreau ?
J’entends lorsqu’on me dit : vous vous occupez de l’open data, d’un projet à 15 ans quand nos cabinets n’arrivent pas à boucler les fins de mois.
Je réponds :
- D’abord qu’on peut s’autoriser à mener plusieurs combats de front. Car personne ne nous attend. Et que si nous restons seulement monopolisés sur le présent, nos concurrents auront vite fait de nous dépouiller de notre avenir.
- Ensuite que c’est parce que nous n’avons pas fait le choix commun de notre avenir qu’on nous impose des réformes dont nous ne voulons pas. Je vais vous parler franchement : où est notre projet commun de réforme de la justice ? Tant que nous n’en aurons pas, on nous imposera les projets des autres.
- Enfin que nous devons être engagés et influents sur tous les registres pour être respectés par tous nos interlocuteurs. Rien ne sert de se battre pour sauver les tribunaux de proximité si demain les données de ces juridictions seront privatisées et la justice rendue par des algorithmes dépendant de sociétés privées. Rien ne sert de se battre pour les droits de la défense si nous ne sommes pas capables de peser en Union Européenne pour faire valoir nos principes que le gouvernement français ne veut plus entendre.
Oui, nous devons multiplier les canaux d’influence pour que la pression que nous exerçons sur le débat public donne enfin des résultats.
Avec la Conférence des bâtonniers et l’ensemble des représentants de la profession, nous posons des jalons pour garantir l’avenir de la profession.
C’est d’ailleurs vers vous que nous nous nous tournons avec les états généraux de l’avenir de la profession.
Vous avez la main. Profitez-en, prenez-la. Tous les avocats sont consultés. Tous les barreaux peuvent s’exprimer. Tous peuvent amender l’ordre du jour, faire des propositions.
Nous venons de lancer la première consultation. Vous allez décider des thèmes, de l’ordre du jour de nos travaux. Allez sur le site avenirdelaprofession.avocat.fr. Cliquez, votez, ajoutez des thèmes, commentez. Votez et faîtes connaître cette consultation. Il n’y a aucun tabou. Votez et faîtes voter. Ceux qui ne participent pas n’auront plus le droit de se plaindre.
Voilà un peu longuement ce que je voulais vous dire en ces temps bousculés.
Notre futur s’écrit ici, l’instant est grave, notre profession unie. À nous de décider et de peser.
Je vous remercie. »