05 février 2019

Loi « anti-casseurs », Christiane Féral-Schuhl écrit à la rapporteure

Actualités législatives

Christiane Féral-Schuhl, présidente du Conseil national des barreaux, a adressé ce jour à Madame Alice Thourot, Rapporteure de la commission des lois de l’Assemblée nationale, une lettre concernant la proposition de loi adoptée visant à prévenir les violences lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs.

Paris, le 5 février 2019

Madame la Rapporteure,

La commission des lois de l’Assemblée nationale a examiné et modifié, sur votre rapport, la proposition de loi, adoptée par le Sénat, visant à prévenir les violences lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs. Le vote solennel sur cette proposition de loi interviendra ce jour, le 5 février 2019.

Le Conseil national des barreaux dénonce les conditions dans lesquelles cette proposition de loi a été examinée par l’Assemblée nationale. Il est stupéfiant que vous n’ayez pas souhaité nous auditionner en tant que représentant de la profession d’avocat, alors même que les avocats sont les premiers défenseurs des libertés publiques. Cette absence totale de concertation constitue un signal inquiétant d’un refus de la majorité parlementaire et du Gouvernement d’engager un véritable débat.

Or, cette proposition de loi porte une atteinte directe aux libertés individuelles, en particulier celle de manifester et celle de se rassembler. Elle crée également de nouveaux délits.

L’article 2 de la proposition de loi sénatoriale donne au préfet le pouvoir, par arrêté motivé, de prononcer une interdiction administrative préventive de manifester, à l’encontre de personnes, dont la présence constituerait une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public. Il s’agit bien de confier au préfet un pouvoir discrétionnaire portant atteinte aux libertés individuelles. En effet, le préfet motivera cette décision d’interdiction par les agissements commis par les personnes en cause à l’occasion de manifestations sur la voie publique ayant donné lieu à des atteintes graves à l’intégrité physique des personnes ainsi que des dommages importants aux biens.

Cette interdiction préfectorale pourra même être étendue à toute manifestation sur l’ensemble du territoire national pour une durée ne pouvant pas excéder un mois, si le préfet considère « qu’il existe des raisons sérieuses de penser » que la personne visée pourrait participer à toute autre manifestation concomitante sur le territoire national. Cette interdiction générale de manifester durant un mois est disproportionnée en ce qu’elle va interdire aux personnes concernées de participer à des manifestations sportives ou culturelles, sans aucun rapport avec la manifestation durant laquelle des agissements répréhensibles auraient été commis.

Les libertés individuelles étant mises en cause, l’autorité judiciaire doit pouvoir être saisie et exercer son contrôle. L’article L.211-13 du code de sécurité intérieure permet au juge pénal de prononcer une peine complémentaire d’interdiction de manifester à l’encontre d’une personne reconnue coupable d’infractions pénales lors d’une manifestation sur la voie publique.

L’article 4 de la proposition de loi tend à rendre délictuelle la dissimulation volontaire, partielle ou totale, du visage, au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation sur la voie publique. La création d’un tel délit est inutile et même disproportionnée s’agissant des sanctions encourues, un an d’emprisonnement et 15.000€ d’amende.

Actuellement, l’interpellation au cours d’une manifestation d’une personne au visage dissimulé n’est autorisée que s’il y a eu commission ou tentative de commission d’un délit. La condamnation de la personne ainsi interpellée ne peut intervenir que s’il est apporté la preuve qu’elle a volontairement masqué son visage, afin de ne pas être identifiée et qu’il existe des circonstances de nature à faire craindre des atteintes à l’ordre public.

Comment raisonnablement penser que les forces de l’ordre auront, sur le fondement de ce nouveau dispositif, la possibilité d’interpeller l’ensemble des personnes se masquant le visage ?

L’article 4 voté par l’Assemblée nationale prévoit que le délit n’est pas constitué si la dissimulation du visage est justifiée par un motif légitime. Ce qui signifie qu’il reviendra aux forces de l’ordre de distinguer, avant de les interpeller les personnes masquant leur visage pour dissimuler leur identité en vue de commettre des infractions, de celles qui le font pour des raisons météorologiques, climatologiques ou de santé publique par exemple. Il reviendra ensuite au juge de décider, a posteriori, de la légitimité du motif pour sanctionner ou non la dissimulation du visage. Ce dispositif sera complexe à mettre en œuvre et ne facilitera en aucune façon le travail de la police et de la gendarmerie.

L’article 6 de la proposition de loi élargit le champ d’application de la peine complémentaire d'interdiction de manifester au délit d'organisation d'une manifestation en méconnaissance de la procédure administrative ou à celui de dissimulation du visage dans une manifestation.

Ce nouveau dispositif parait disproportionné au regard de la décision du Conseil constitutionnel de 18 janvier 1995, qui indique que l'équilibre à trouver par le législateur entre l’ordre public et la garantie des libertés constitutionnellement protégées, quand il crée une peine portant restriction de la liberté d’aller et venir, est fonction non seulement de la fixation de lieux déterminés où la peine s'applique et du pouvoir du juge de décider de prononcer la peine, ainsi que de son champ d'application, mais aussi de la nature des infractions pour lesquelles la peine s'applique.

La liste des lieux fixés par la juridiction dans lesquels l’interdiction de manifester sur la voie publique s’applique, doit pouvoir être modifiée par le juge d’application des peines. Cette possibilité, supprimée par la commission des lois, permettrait à la personne visée par l’interdiction de manifester de pouvoir participer à certaines manifestations sportives ou culturelles par exemple.

Une lecture attentive de cette proposition de loi montre à l’évidence, qu’il s’agit d’un texte de circonstance. Plusieurs des dispositions proposées sont redondantes avec le droit en vigueur.Certaines d’entre elles portent atteinte au nécessaire équilibre entre l’ordre public et la garantie des libertés constitutionnellement protégées.

Ce nécessaire équilibre devra impérativement être rétabli lors de la seconde lecture.

Je vous prie de croire, Madame la Rapporteure, à l’assurance de ma parfaite considération.

Christiane FÉRAL-SCHUHL

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